Libération : LE SEPTIÈME ART AU TRENTE-SIXIÈME DESSOUS

Article de Libération par Sandra Onana le 

1/ LE SEPTIÈME ART AU TRENTE-SIXIÈME DESSOUS

Le déconfinement n’a guère réussi au cinéma. Avec des spectateurs encore hésitants du fait de la pandémie et plusieurs grosses sorties repoussées à l’an prochain, le secteur joue sa survie.

La fermeture liée au confinement n’a pas poussé les exploitants à imaginer un nouveau modèle, déplore la productrice Sylvie Pialat.Sylvie Pialat finance des films depuis une vingtaine d’années. Effacer l’historique, le prochain long métrage de Gustave Kervern et Benoît Delépine avec Blanche Gardin et Denis Podalydès, produit par sa boîte, les Films du Worso, sort le 26 août. Une prise de risque qu’elle commente pour Libération.«La sortie initiale, après présentation à Berlin, succès là-bas et un prix à la clé était prévue pour le 22 avril. On était en route pour le succès et puis le confinement est arrivé. On a reprogrammé le film pour le 26 août avec la distribution, Ad Vitam, puis pour le 23 décembre et, en juin, on est revenu au 26 août pour qu’on n’ait pas l’impression à Noël de sortir la viande du congélo. On s’est dit « on y va, on plonge ». Faut avouer qu’à ce moment-là, on n’est pas censé se trouver directement en face du blockbuster de Christopher Nolan, Tenet, dont les dates ont changé mille fois. «Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle, il est susceptible de donner un coup d’accélérateur au marché qui pour l’instant se traîne. Mais sans crier haro sur les exploitants de salle qui pour le coup jouent le jeu sur le Kervern-Delépine et y croient, j’ai quand même été consternée par la longue plainte qu’on entend émaner des instances dirigeantes du secteur. Pardon, ce n’est pas l’endroit de la chaîne qui prend le plus de risques. Nous, chaque film est un prototype et on avance de l’argent en ne sachant pas si on va le récupérer. Les salles décident des films qu’elles prennent et si ça ne marche pas, elles le dégagent.«Ils ont l’air d’avoir très envie de revenir au monde d’avant, celui où le cinéma d’auteur français est un bonus dont ils se passeraient bien quand ils peuvent faire leurs gros chiffres sans aucun effort de programmation avec des grosses comédies françaises et des films hollywoodiens. Ils ont quand même eu trois mois d’arrêt d’activité pour réfléchir à un fonctionnement un peu différent, or c’est pire que jamais en matière d’injonction aux « films porteurs », donc américains !«L’art et essai a un problème de vieillissement, il va sérieusement falloir se pencher sur comment rendre les plus jeunes aussi addicts à la salle de cinéma qu’aux écrans domestiques. Il pourrait y avoir quelque chose d’un peu joyeux dans cette période, qui permette d’être très original, très libre, et d’inventer des solutions qui ne soient pas la réédition de vieilles stratégies qui, face aux Gafam, sont perdues d’avance.»

 

Article de Libération par Sandra Onana le 

2/ POUR LE CNC, L’HEURE DE CHANGER DE SCÉNARIO

Après le report des grosses productions américaines dont il est largement dépendant, le Centre national du cinéma est confronté à de faibles rentrées d’argent qui mettent tout le secteur en péril.

Le discours du «sale moment à passer» ne tient plus. Au vu de l’instabilité de la situation sanitaire dans le monde, c’est dans un après durable que semble s’être installée l’économie du cinéma en crise. Or les difficultés avec lesquelles se débattent les exploitants et les distributeurs de films présentement en salles ne sont pas seulement dommageables à l’échelle de leurs sociétés. Elles engagent la totalité d’un système de redistribution des recettes sous forme d’aides automatiques et sélectives, qu’irrigue une taxe sur les billetteries de cinéma. Et si le Centre national de la cinématographie (CNC) en est le maître d’ouvrage, sa mission a du plomb dans l’aile, car ses fonds n’auront quasiment pas été approvisionnés en 2020 par un marché gelé et désespérément à marée basse. Entre la fermeture des cinémas pendant le confinement, les exonérations dont ils ont bénéficié pour pouvoir rouvrir et les faibles gains collectés depuis leur redémarrage, le manque à gagner fiscal s’annonce énorme (en mai, le Sénat l’estimait entre 113 millions et 121 millions d’euros). «Il y a plusieurs années entre 2011 et 2014, les recettes du CNC ont été positives, mais ce surplus a été ponctionné par Bercy, rappelle Béatrice Boursier, déléguée générale du Syndicat des cinémas d’art, de répertoire et d’essai (Scare). A minima, cette somme qu’il n’a pas pu conserver comme trésor de guerre pour les années moins fastes doit lui être restituée.»

« Mauvais signal »

D’ici là, les remontées de recettes seront faibles, et «les fermetures des salles envoient un mauvais signal qui peut faire tache d’huile, s’inquiète le distributeur Vincent Paul-Boncour, à la tête de Carlotta. S’il faut attendre que Gaumont et UGC ferment pour que l’Etat se réveille, c’est inquiétant». Dans d’autres circonstances, il était permis de penser que la comédie de Gaumont Tout simplement noir filerait au-delà du million de spectateurs et abonderait généreusement les caisses du système. Après quatre semaines d’exploitation, elle cumule 575 000 d’entrées. Même constat pour la Bonne Epouse, sorti par Memento, ressorti à la louche sur un millier d’écrans en réparation d’une première carrière suspendue au bout de quelques jours. «On a sauvé les meubles, estime son distributeur Alexandre Mallet-Guy, mais on reste déficitaire. Au regard des premiers chiffres, on s’attendait à atteindre 1,5 million d’entrées, alors qu’on en obtient 600 000 en fin de carrière.» Le manque à gagner est partiellement compensé par le CNC, grâce au soutien apporté aux distributeurs qui ont accepté d’amorcer la reprise. Ces derniers lui réclament un prolongement de cette aide jusqu’à fin septembre. Attendu comme le film d’auteur fédérateur de l’été, Eté 85 de François Ozon se sera aussi révélé moins porteur que prévu, avec 200 000 entrées en quinze jours. «Les résultats s’érodent peu d’une semaine sur l’autre, précise toutefois le distributeur Didier Lacourt, chez Diaphana, ce qui nous laisse espérer une longue carrière pour le film.»

Sauvetage

Si les inquiétudes de l’industrie portent au-delà de l’été, c’est notamment parce que les Américains n’ont pas le monopole des sorties ajournées. Un observateur bien informé révèle à Libération que Gaumont avait fait miroiter la sortie au mois d’août du nouveau film d’Albert Dupontel Adieu les cons (après le carton d’Au revoir là-haut en 2017), avant d’y renoncer in extremis. En parallèle, les ventes à Amazon de Brutus vs César, blockbuster français siglé UGC, et du thriller à 12 millions d’euros Bronx avec Jean Reno, refilé à Netflix par la Gaumont, affichent la tendance d’une fuite vers les plateformes auxquelles ne dérogent pas les grands groupes d’exploitation. Pas plus que les contempteurs historiques du streaming et des nouveaux acteurs de la diffusion, comme l’attestait en mai la vente de Pinocchio par le Pacte à Amazon.Soustraits à l’exploitation en salles, ces gros films ne prendront pas part à la remise à flot des caisses publiques en y jouant le rôle espéré de locomotive. Même en interne au CNC, le calendrier de sauvetage n’est pas connu mais évasivement attendu pour septembre. Le silence radio domine encore Rue de Valois tandis que les syndicats réclament d’une même voix le plan Marshall susceptible d’éviter une banqueroute générale. Tous savent qu’il ne se fera pas sans un réarmement financier de leur maison mère, qui risque de ne bientôt plus être en mesure de leur faire crédit.